Karl Popper, A Centenary Assessment, III Vols, I. Jarvie, K. Milford, D. Miller eds., Ashgate, GB et USA, 2006 ; David Miller, Out of Error, Ashgate, 2006 ; Karl Popper, Critical Appraisals, Ph. Catton & G. Macdonald eds., Londres et New-York, 2004.
Popper est né à Vienne en Juillet 1902. Un siècle plus tard, se tint au sein de l’Université de la capitale autrichienne un Colloque international consacré à son œuvre, tandis que son buste y était érigé, non loin de ceux de Semmelweis et de Boltzmann. Les trois volumes ici présentés témoignent à la fois de l’intérêt considérable que continue à présenter son œuvre aux yeux de très nombreux chercheurs, des interrogations critiques qu’elle ne cesse heureusement de susciter, mais aussi de l’ampleur extraordinaire des domaines abordés par le philosophe. Il faut peut-être remonter à Mill ou à Bergson pour trouver un tel système (ouvert) de pensée, qui touche à la science (et aux sciences), à la cosmologie, à la rationalité, à la morale, à la politique, à l’esthétique ou encore à la pédagogie. Dans l’article inaugural du premier volume, intitulé “Life and Times, and Values in a World of Facts”, Hans Albert, le principal poppérien allemand, oppose Popper et les deux penseurs les plus influents de la philosophie du siècle dernier, Wittgenstein et Heidegger. Ces deux géants ont passé leur temps à plus ou moins dénigrer la philosophie et la recherche de la vérité objective. Selon eux, la métaphysique est à détruire, il n’y a pas de problèmes philosophiques à résoudre, et la discussion intersubjective n’a pas lieu d’être : pour LW, les “problèmes” philosophiques ne sont que des illusions langagières ; pour MH, l’histoire de l’ontologie est terminée, la science ne pense pas, et la raison est le pire ennemi de la pensée. Aucun des deux n’a produit de pensée morale et politique dignes de ce nom (pour MH, on pourrait le contester, mais alors il faut dire que sa “philosophie morale et politique” est indigne de ce nom). Là contre, Popper a toujours défendu qu’il existait d’authentiques problèmes philosophiques et métaphysiques, que ce soit dans le domaine théorique ou dans le domaine pratique. Son apport principal réside dans sa conception de la science comme une aventure des idées, librement produites, mais soumises à la critique incessante de la communauté des artisans de la technique non mécanisable des conjectures et des réfutations, ainsi que dans sa conception de la Société Ouverte (née en Grèce), où les individus sont confrontés à des choix personnels, mais où ils peuvent s’appuyer sur le libre débat critique avec les autres (on lira avec intérêt l’article d’Ali Paya, sur “Popper en Iran”, pays dont nul ne doute qu’il peut et doit devenir une Société Ouverte). Plusieurs articles décrivent en détail la genèse des idées du jeune autrichien, influencé par les psychologues Otto Selz et Karl Bühler, mais aussi par le friesien Nelson (sur ces questions, plus personne ne devrait ignorer l’ouvrage de M. H. Hacohen, Karl Popper. The Formative Years, Cambridge, 2000). Dans la seconde partie, la conception poppérienne de la démocratie est discutée ( G. Stokes), et elle est confrontée aux défis du communautarisme et de la “techno-science post-moderne” (R. Sassower). Le Volume II est consacré à la métaphysique et à l’épistémologie. Il s’agit de décrire et de soumettre à la critique les idées poppériennes concernant notre connaissance (faillible) de la “constitution du monde”. On y lira en particulier un article du logicien finlandais Ikka Niiniluoto sur une “défense critique” de la (plutôt mal vue) théorie poppérienne du “Monde III” (celui des idéalités symboliques), inspirée de Platon, Hegel, Bolzano et Frege, mais aussi de Darwin. Les questions cruciales des présupposés de la rationalité critique et de la base empirique des théories scientifiques sont âprement discutées (on peut regretter que sur cette dernière question, la position “cartésio-brentanienne” d’un Elie Zahar ne soit pas assez discutée (voir la critique qu’en fait J. Shearmur p. 205). L’induction est toujours au centre des débats. La solution poppérienne est simple, car on peut se passer à la fois de tout “principe d’uniformité de la nature” et de logique inductive : nos propositions de description des régularités sensibles ou enfouies de la nature sont des conjectures de notre imagination, et il n’y a pas de problème de l’induction pour les audaces de l’imagination. Il suffit de considérer sérieusement une hypothèse, comme tentative de solution d’un problème, et de la soumettre à la critique argumentée, en en déduisant des conséquences confrontables à l’observation commune, elle-même sujette à discussion. Le Volume III est le plus technique, car il est consacré aux sciences : logique et mathématiques, physique, biologie et sciences sociales. Signalons la contribution de Peter Schrœder-Heister sur la “théorie structuraliste de la logique” de Popper, injustement oubliée, y compris par Popper, et plusieurs articles consacrés à la critique poppérienne de la logique quantique, à sa théorie de la flèche du temps (thermodynamique) et à sa conception “propensionniste” des probabilités. En biologie, la question de l’émergence est mise en avant. Attirons l’attention du lecteur sur un article de David Miller sur “le darwinisme (comme) application de la logique situationnelle à l’état d’ignorance (où nous sommes)”. La troisième section revient sur le fameux “principe (méthodologique) de rationalité” défendu par Popper en sciences sociales, sur son influence sur la pensée économique, son rapport critique à Marx, sa conception de l’Histoire, ou encore de la pédagogie : il est beau que ces volumes se terminent par un article de Joanna Swann sur ce sujet, ô combien important pour Popper, comme pour la tradition philosophique depuis Socrate, et pour nous… Il est un peu dommage que peu de choses soient dites de la dette de Popper à l’égard des Présocratiques, de sa critique de Freud, de son axiomatisation des probabilités, ou encore de son rapport à son “maître” et ami Tarski : un Symposium sur ce sujet avait été organisé lors du colloque par l’auteur de ces lignes, mais il n’a pu être retenu.
Le livre de David Miller (Out of Error) est une très stimulante et élégante défense critique du rationalisme critique de son maître Popper. Les qualités du logicien et du styliste exigeant qu’est DM y sont patentes. Son scepticisme radical quant à la “justification” de nos connaissances y est combiné d’une manière sophistiquée avec son anti-scepticisme radical quant à la Vérité, alors que les temps sont plutôt à l’inverse : on met partout en cause la vérité, en la réduisant à notre capacité à … la trouver, et l’on s’acharne à vouloir prouver combien nous sommes justifiés dans nos entreprises cognitives, sans trop savoir quel est leur but. Le lecteur logicien sera à son aise à la lecture de cet ouvrage, et il sera agréablement surpris d’y trouver un chapitre sur la beauté comme éventuelle “route vers la vérité”(10) et deux autres consacrés aux “logiques para-consistantes” (12 et 13), qui permettent entre autres choses de revenir sur la vieille question posée par Lévy-Bruhl ou Whorf (et Quine) d’une éventuelle utilisation par les Azendé ou les Nuers d’une logique “déviante”. J’attire en particulier l’attention du lecteur sur deux chapitres fort intéressants : “What do Arguments Achieve?” (3) (qui reprend et approfondit des idées développées dans “A quoi sert la logique? (Hermès, 15, 1995), et “How Little Uniformity Need an Inductive Inference Presuppose?” (8), qui sont à eux seuls des trésors pour la réflexion. L’auteur de ces lignes pense que la plupart des prétendues “inférences inductives” (ampliatives : la conclusion va au-delà de ce qui est contenu dans la conjonction des prémisses, elles sont donc invalides) sont en fait des enthymèmes déductifs, dont la prémisse implicite est que l’autre prémisse (explicite) décrit un échantillon représentatif (“Fair Sample Hypothesis”) du domaine décrit par la conclusion. DM cite cette proposition (pp. 69 et 166), mais il en discute rigoureusement les limites, en un dialogue serré avec Elie Zahar. On notera aussi sa rapide critique de la thèse de Duhem (pp. 97 et 108), qui peut susciter la discussion, et l’on ne manquera pas de s’interroger sur le point de savoir si le scepticisme millerien, logiquement inattaquable et esthétiquement superbe, ne se heurte pas trop au sens commun. Les scientifiques eux-mêmes, tels Sokal et Bricmont (voir K. Popper. A Centenary Assessment, Vol. II, pp. 96sq, et OUT OF ERROR, Chap. 6 et 7, en part. p.138), distinguent ce qui est pour eux “acquis” et ce qui est de l’ordre de la conjecture “en question”. Miller, en radicalisant Popper, peut leur rétorquer qu’ils ont logiquement tort. Mais on a du mal à ne pas accorder quelque crédit à l’idée selon laquelle il existe des degrés dans la “confiance” que l’on accorde à telle ou telle hypothèse, en stratifiant en quelque sorte nos systèmes d’énoncés. Miller s’y opposerait, mais on peut arguer que cette concession “psychologique” permettrait peut-être de contribuer à ce que le falsificationnisme, présenté par Miller dans toute sa beauté cristalline, soit moins rejeté par des auteurs qui au fond en partagent le message essentiel : “Ne cherchez pas à protéger vos hypothèses à tout prix, testez les ! Si elles résistent aux critiques les plus sévères, considérez les comme de bonnes candidates à la vérité !”
Le recueil d’articles édités par Ph. Catton et G. Macdonald présente une palette un peu hétéroclite mais passionnante d’articles critiques sur l’auteur de la Logic of Scientific Discovery (LSD; un livre …hallucinant). Il s’agit des Actes d’un Colloque tenu à Canterbury en Nouvelle-Zélande (où Popper passa la Seconde Guerre et écrivit The Open Society) en 2002. L’article inaugural d’Alan Musgrave (“How Popper (might have) solved the problem of induction”) permet de rentrer dans le vif du sujet le plus difficile, celui du problème posé par Hume, et reformulé par Russell puis par Popper : le fait que toute croyance transcendant les données (“le Soleil se lèvera demain”) parait irrémédiablement irrationnelle. Musgrave soutient qu’il n’est pas correct de répondre à Hume en éliminant le terme de “croyance” (rationnelle), comme le font Popper à partir des années 60 et à sa suite David Miller. On peut rejeter le justificationnisme (“Il n’est raisonnable de croire que ce que l’on peut justifier”) et admettre que “savoir, c’est croire de manière raisonnable à ce qui est vrai” (et non de croire ce qui est à la fois raisonnable et vrai). Les dix autres contributions sont toutes intéressantes, mais il est impossible de les résumer ici. Notons celle de Peter Munz, un historien philosophe autrichien qui a connu aussi bien Popper que Wittgenstein, et qui essaye de mettre en avant leurs convergences plutôt que leurs divergences : par exemple, leur opposition à toute forme de réduction du sens à des définitions ostensives. Christian List et Philip Pettit partent de la théorie poppérienne des “effets-Œdipe” (prédictions auto-créatrices) pour explorer l’idée selon laquelle la connaissance d’une théorie sociologique peut conduire les acteurs à agir en contradiction avec les prédictions de la théorie. Leur exemple est le fameux “théorème du jury” de Condorcet, et leur conclusion est que ce problème de la “réflexivité” conduit à admettre l’existence de “profiteurs épistémiques” (epistemic free-riders), et que cela n’est pas sans conséquences politiques. Popper avait donc mis le doigt sur une question fondamentale. O’Hear et Waldron reviennent sur l’idée de Société Ouverte, le second en montrant la pertinence de la critique poppérienne du “tribalisme” pour la discussion actuelle sur les “identités culturelles”. On n’a pas fini de parler de Sir Karl.Il est temps de le relire, sereinement, la critique à la main, mais en laissant de côté les anathèmes.
Other notices of Centenary papers.
A short review of the Canterbury (NZ) papers. Phillip Catton and Graham Macdonald (eds) Karl Popper: Critical Appraisals.
John Pratt on the Vienna papers "One of the mysteries of intellectual life", Higher Education Review Vol 40, No 1, 2007. pp 72-76.